Dans le train de Paris à Berlin, j’ai beaucoup réfléchi aux événements des jours précédents. C’était le dernier week-end de mars 2017, et la scène artistique parisienne était mouvementée. Paris a décidé cette année de suivre la grande tendance du moment: Focus sur le continent africain et ses artistes. De nombreux évènements, dont deux principaux – Art Paris Art Fair et 100% Afriques – , se sont vus décomposés en programmes satellites d’expositions et de conférences dans des lieux tels que La Villette, les Galeries Lafayette, la Galerie Des Galeries, La Colonie et bien d’autres encore. La foire Art Paris Art Fair, cependant, était la plus claire dans sa revendication de se concentrer sur l’Afrique en adoptant comme sous-titre «Afrique Invité d’Honneur». Dans une démarche bien intentionnée, il s’agissait de dérouler le tapis rouge aux artistes africains et de leur offrir une scène internationale où exposer et vendre leurs productions artistiques.
Art Paris Art Fair s’est tenue au Grand Palais, haut lieu historique pourvu d’une salle d’exposition construite en 1897 en vue de l’exposition universelle de 1900. On peut lire sur l’un de ses frontons, «monument consacré par la République à la gloire de l’art français», renvoyant à sa vocation originelle qui consistait à accueillir les grandes manifestations artistiques officielles de la capitale, explique la page Wikipedia consacrée à ce dernier. À cela, notons que la France à cette époque était au plus fort de sa conquête coloniale et du pillage de ses colonies d’Afrique et des Antilles, et ce bâtiment et ses semblables ont été construits à cette période pour montrer l’art français, le véritable sens de la «gloire de l’art français», dès lors paradoxal. Cette ligne de pensée se retrouve renforcée par W.E.B Du Bois dans son livre “The World and Africa”, où il parle de sa participation à l’Exposition universelle de 1900 et de la manière dont ce fut une représentation du pouvoir impérial français.1 117 ans plus tard, les artistes africains sont une fois de plus rassemblés ici, alors que la France reflète son image à elle-même – à l’ombre de l’Afrique.
Lorsque j’ai reçu une invitation à projeter, dans la partie consacrée au Focus Afrique de la foire, une de mes oeuvres vidéographiques, je l’ai poliment déclinée. Pour commencer, j’ai été très clair à propos de mon inconfort face à la notion selon laquelle l’Afrique serait «un invité d’honneur», aussi bien intentionnée soit elle. L’Afrique, en vertu de notre relation avec l’Europe, surtout la France, ne peut être considérée comme un invité. L’Afrique a combattu aux côtés des soldats européens, leurs propres guerres, et elle est morte pour eux. Picasso, le plus célèbre précurseur de l’art moderne, a été fortement influencé par les réalités africaines. La France ou l’Angleterre ne représenteraient pas grand chose aujourd’hui sans leurs anciennes colonies. De surcroît, il est tout à fait possible d’avoir une expérience africaine unique à Paris, tout en affirmant toujours «Je suis allé à Paris pour les vacances». Ce sont des faits évidents et accessibles.
Il y a beaucoup d’autres situations latentes – pourtant cruciales pour les transactions quotidiennes – qui composent les fils entrelacés des récits africains et européens. De fait, il n’est plus acceptable de distancer l’Afrique de la réalité occidentale. Cette prise de distance, si elle a lieu d’être, nécessiterait une opération chirurgicale douloureuse comme le suggère quelque peu le mot «invité». Si le mot «invité» renvoie à une horrible luxation au niveau des articulations, le terme «honneur» lui ressemble à une anesthésie locale. Ceci n’est point différent de l’expression abusive «L’Afrique c’est l’avenir» qui sert surtout à reléguer ou reporter l’Afrique au futur et passer sous silence le fait que l’Afrique a toujours été le présent – Tant aujourd’hui que par le passé. L’Afrique n’est ni en cours, ni émergente. L’Afrique est là et l’a toujours été.
Le plus grave, peut-être une indication que l’anesthésie a été appliquée avec succès, est que très peu d’artistes africains ayant participé à la foire ont pris la peine de questionner ce qu’impliquerait leur participation à un tel évènement, au-delà du prestige que ce dernier offrait. De surcroît, dans ce contexte, les artistes et leurs œuvres étaient les protagonistes, mais la plupart des galeries appartenaient cependant à des européens blancs, avec seulement une poignée de galeries africaines – encore une répétition des préceptes du colonialisme où le centre de production était en Afrique ou en Asie et celui du commerce en Europe, et contrôlé par les Européens (pensez à Londres à propos de l’exploitation de l’Inde, par exemple).
En même temps, en tant qu’artistes, très souvent l’importance est donnée au lieu où sont exposées nos oeuvres, à la visibilité et aux retombées économiques qui peuvent en découler. Mais alors que l’échange est constant et doit être encouragé au-delà des frontières à la fois réelles et imaginaires, en tant qu’africains (artistes et non-artistes), c’est une obligation en ces temps d’insister sur les termes de l’échange, surtout quand cela concerne le commerce des valeurs par rapport aux tendance chez les soi-disant nations et économies hégémoniques. Insister sur les termes de l’échange consiste aussi à entrer dans l’espace de la négociation qui devient possible à l’intersection des différences. C’est un processus nécessaire à la compréhension, mais aussi la démystification, des distances entre les subjectivités respectives. Il ne s’agit pas de boycotter les relations, ni d’insister sur les dichotomies. Tout au plus, cela nous place, malgré nos différences, à côté ou les uns en face des autres, dans le but d’arriver ou d’entrer dans une troisième dimension.
Je fais également référence ici à la Poétique de la relation d’Edouard Glissant et son concept de tout-monde,2 mais avec un préavis contre les dangers de prendre pour acquis la nature souvent conflictuelle et inextricable de la problématique distance-espace caractérisant nos relations. Il n’y a rien dans la théorie de Glissant qui suggère qu’un tout-monde dénué de conflits serait précurseur d’harmonie. La différence entraîne forcément le conflit. Pour transcender cette condition du « chantier confus du juste milieu », pour citer l’écrivain nigérian Chinua Achebe qui jadis décrivait ainsi cet espace entre les différences, il faudrait entamer en son sein des négociations durables.
Parler d’un continent africain proactif n’est en rien exclusif, cela permet aussi de faire remarquer comment, pendant de nombreuses années et des siècles, l’Afrique a influencé et remodelé dans l’ensemble les cultures de ce monde. En fait, la proactivité du continent réside dans l’étendue de son champ d’action. L’Afrique est une histoire de distances, de nombreux voyages, de nombreux allées et venues ponctués d’infinies distances reliant les sites de manière rhizomatique.
Que faisons-nous alors des réseaux complexes de racines, d’origines et de récits tentaculaires des migrations? Il n’y a pas de réponses faciles, et l’objectif n’est pas d’en arriver à une en particulier. Cependant, des suggestions ont été émises lors des groupes de discussion “Habiter la frontière” organisés à La Colonie par Marie-Ann Yemsi, directrice artistique de la foire Art Paris. Cette journée de rencontres s’étalant de 10h à 19h et réparties en quatre sous-thèmes, était un moyen pour Yemsi d’animer une plate-forme permettant de discuter des problématiques ou faux pas suite au positionnement affirmé de Art Paris, mais aussi de passer outre en proposant des éléments de réponse et une possible voie à suivre. J’ai participé à deux de ces panels de discussion au cours desquels j’ai abordé la question du processus artistique et la complexité des réalités africaines.
Dans un effort désespéré d’échapper à une situation contraignante lors d’une des rencontres, lorsque les discussions semblaient s’enfermer dans une dichotomie franco-anglaise dans le cadre de la décolonisation, j’ai suggéré de revoir les prémonitions et les avertissements de Kwame Nkrumah dans son travail Le néo-colonialisme : Dernier stade de l’impérialisme. Le problème majeur sur le continent africain aujourd’hui se résume à cela: le néocolonialisme. Ceci, aidé par le capitalisme et le néolibéralisme, est juste une variation dans le mode de fonctionnement. Lorsqu’il résiste, il ne repousse pas, il coopère à la résistance (et bénéficie du conflit et des manifestations d’idéologies opposées) en offrant les outils et prémisses pour sa marchandisation. Par conséquent, le plus grand danger réside dans la fixation sous des formes spécifiques de l’argument de décolonisation, sans s’apercevoir que là aussi, on entre dans le néocolonialisme. Le conflit au Cameroun relevant des tensions entre les factions anglophones et francophones du pays en est un exemple révélateur. Nous nous devons de nous prémunir contre cela, et trouver des moyens plus souples d’affronter nos disparités.
Ainsi, j’ai dans cette optique proposé de revoir la Poétique de la Relation d’Édouard Glissant en trouvant des points de rencontre avec la Poétique du Lieu. Par Poétique du lieu, j’entends par là les conditions propices à la réflexion et la production artistiques, par des artistes et des intellectuels qui mettent l’accent sur la nature infinie et évolutive du processus (avec les expériences esthétiques éphémères qui l’accompagnent) et le rapport aux artefacts (des objets comme des symboles ou métaphores des déplacements et des dispersions) au travers de la distance entre l’importance historique et contemporaine de la sphère et l’espace. De tels processus artistiques impliquent l’articulation d’une myriade de formes de dispersion à travers les lieux exigés par les impératifs du mouvement (qu’il s’agisse de l’exil ou de l’errance), en mettant au centre des conversations artistiques, la question des distances dans nos relations. Il permet l’entrée dans un espace de négociations, existant dans les distances entre les différences, mais aussi dans les points d’arrivée et de départs dans le contexte des réalités africaines / noires.
Pour parler de projets qui se consacrent à la poétique du lieu, je prendrai naturellement comme exemple le projet transafricain Invisible Borders qui, depuis 2009, a réuni des artistes africains – photographes, écrivains, cinéastes – dans le but d’aborder la question des frontières via l’organisation de road trip à travers plus de 30 pays en Afrique et en Europe. La notion d’utilisation du corps, et de la présence, dans le remappage de la cartographie imposée est cruciale pour ce projet. Le projet se sert de la nature sans fin de la route comme métaphore, un processus en cours en quelque sorte et un voyage sans fin pour ainsi dire.
Un autre projet notable est celui de l’artiste béninois Thierry Oussou, dont l’exposition de 2016 Don’t Sit In3 a présenté des répliques d’artefacts pillés au Bénin par des colons français et ramenés en France où ils font désormais partie de la collection Musee Quai Branly. Oussou a fabriqué ces répliques et les a ramenées au Bénin – d’où proviennent les oeuvres originales – afin de les enterrer. Par la suite, en collaboration des archéologues, les répliques ont été déterrés et renvoyés Europe. Grâce à cette performance à distance et de longue durée, le projet a donné lieu à une conversation sur le déplacement (en tenant compte des mécanismes de suppression du mouvement – des frontières officielles, des modes de transport, de la paperasse administrative, etc.), tout en employant les artefacts comme objets d’enquête . Dans la même lancée, l’artiste sud-africain Kemang Wa Lehulere avec son projet “Sincerely Yours”4 exposait en 2013 de l’herbe prélevée à New York sur la tombe de l’écrivain et journaliste sud-africain exilé Nat Nakasa, plus d’un an avant le souhait du gouvernement sud-africain de rapatrier les restes de l’écrivain.
Par rapport au champ des arts visuels, ces exemples ne sont en aucun cas exhaustifs; du moins en ce qui concerne les arts de la performance, la littérature, la musique, le cinéma et de nombreux autres formes d’expressions artistiques. Cependant, ces artistes et projets africains font partie d’une génération actuelle dont la poétique de la relation s’intègre à celle du lieu et, en tant que telle, met en avant les mécanismes opérationnels dans la gestion de la distance dans les relations. En vertu de leurs méthodologies, ils disent simplement: nous ne pouvons nous permettre de prendre pour acquis les distances entre nos relations. On se doit de mettre en lumière les négociations qui caractérisent cet espace.
- Un extrait de The World And Africa par W.E.Burghardt Du Bois. International Publishers New York. Nouvelle édition élargie, 2015. P. 2
- Une référence notable est l’essai de Manthia Diawara dans le cadre de Documenta 14 intitulé Edouard Glissant’s Worldmentality: An Introduction to One World In Relation. Source: en ligne 2017.
- Communiqué de presse de No Man’s Art Gallery sur l’exposition de l’artiste Ne vous asseyez pas. 2015. Source: en ligne. Conversation effectuée entre l’auteur et un autre artiste, Emkal Enyongakpa. Janvier 2017
- Communiqué de presse de Gasworks sur l’exposition de l’artiste Kemang Wa Lehulere: Sincerely yours. Source: en ligne. 2015 / conversation effectuée entre l’auteur et l’artiste. 2015